Proust et moi
Dès l’adolescence j’ai su que je lirais À la recherche du temps perdu.
J’avais autour de moi quelques personnes qui semblaient très absorbées par ce livre et j’avais compris qu’il recelait quelque chose de tout à fait unique. Depuis, je n’ai pas cessé de prêter l’oreille à tout ce qui touche à l’œuvre ou à l’auteur.
À vingt ans j’ai lu les premières cinquante pages du livre, et j’ai été fortement impressionnée, mais c’est finalement beaucoup plus tard que je l’ai repris.
J’ai été émerveillée par la puissance poétique de cette écriture, par la capacité quasi surnaturelle de l’écrivain à traduire nos impressions les plus ténues, à les faire ressurgir. J’ai été émerveillée par la richesse de sa pensée, par l’acuité de son regard, par la subtilité de ses perceptions. En dépit de la maladie, des atermoiements, des détours, et au-delà de ses faiblesses, Proust a livré ce qu’il était avec une générosité bouleversante et un courage héroïque.
Depuis cette lecture j’ai le sentiment de vivre en intimité avec lui. Beaucoup de lecteurs de ce livre éprouvent la même chose. Lire et aimer La Recherche, c’est « devenir lecteur de soi-même », et c’est aussi, de façon souterraine, être accompagné et guidé dans son propre cheminement.
L’idée de réaliser une œuvre en hommage à Proust a germé pendant ma lecture. Quand j’ai découvert l’existence des manuscrits à paperoles et compris les conditions à la fois matérielles et biographiques de mise au jour de cette œuvre, j’ai été saisie par le parallèle que je pouvais faire entre sa pratique et la mienne, mon travail consistant aussi en une accumulation presque infinie de bouts de papier, de fragments, de couches successives et «id’ajoutages ». Je me suis plue à imaginer la chambre de Proust parsemée de notes écrites sur des feuillets volants, je l’ai comparée à mon petit atelier, lui aussi jonché de tickets de métro blancs ou colorés, entiers ou découpés, déchirés, grattés, pliés…
La lecture du Marcel Proust de Roland Barthes (compilation de notes parue en octobre 2020) m’a permis de penser plus précisément à mon projet. Les réflexions qu’on y trouve m’ont éclairée, et aussi libérée de la croyance qu’il fallait être savant pour s’approprier Marcel Proust. Roland Barthes parle de son rapport avec lui, intime et constant, du « …rêve très nourrissant et qui fait plaisir… » que serait pour lui la réécriture de La Recherche, indiquant par cet aveu la puissance d’entraînement que contient l’œuvre de Proust pour ceux qui sentent en eux-même l’appel d’une vocation.
Des collages en hommage à Marcel Proust
Au printemps 2021 j’ai pu consulter deux cahiers manuscrits de Marcel Proust à la BNF et cette expérience a déterminé la forme que mon projet allait prendre.
Je voulais faire apparaître une équivalence poétique entre l’écriture de Proust et mes collages. Le format du cahier d’écolier s’est imposé comme point de départ. Il s’agissait ensuite de rendre sensible cet aspect de la fabrication de l’œuvre qui m’avait tellement frappée : une œuvre dont toute la richesse était contenue en germe dans le cœur et dans l’esprit de l’écrivain mais qui devait encore trouver sa forme, une œuvre qui a grossi de l’intérieur sur un temps très long par incorporations successives d’éléments disparates, remaniés, ajoutés, et pour certains, collés. Ces papiers collés qui ont donné le joli nom de « paperoles ». Les carnets à paperoles sont comme « gonflés » de papier. Ils ont un aspect bombé et convexe qui fait penser à une gestation. Cette caractéristique m’a plu et j’ai voulu l’intégrer dans mes tableaux. Je l’ai reproduite en accumulant entre les pages des cahiers que j’ai fabriqués un grand nombre de bouts de papiers et de tickets de métro repliés. J’ai ainsi reconstitué les carnets de Proust à ma manière et c’est sur la couverture que j’ai agencé les fragments de tickets dans une composition rythmique où chaque cahier répond à celui qui le suit ou le précède.
Le thème général de mes séries en hommage à Marcel Proust est l’œuvre d’art en elle-même, en tant que transposition dans un ordre différent de choses vécues dans l’ordre du temps et de l’espace. Proust place l’art dans une temporalité différente de celle de la vie, même si « …ce sont bien les impressions passées qui sont la seule matière de l’art. »
À l’intérieur du cadre mouvant de l’espace-temps dans l’univers de Proust, j’ai superposé trois motifs, mouvants eux aussi : pour l’espace, il y a Paris, matérialisé par des fragments de tickets de métro aux inscriptions reconnaissables; pour le temps, il y a celui de la vie vécue et des événements figurés par une linéarité o peut se lire la fois la succession des jours et le fil ininterrompu de
l’écriture, et puis il y a l’œuvre représentée par la circularité, celle-ci pouvant être vue comme une des figures de l’éternité. Dans cette utilisation du motif circulaire j’ai introduit un mouvement giratoire qui évoque l’idée de l’éternel retour. Celui de la pensée, du sentiment et des aspirations d’ordre spirituel qui s’incarnent dans toute forme d’art et le rendent intelligible par-delà les lieux et les époques.
Par toutes ses caractéristiques, le ticket de métro parisien s’est prêté merveilleusement à ces combinaisons et m’a permis de traduire matériellement l’organisation essentiellement kaléidoscopique de La Recherche.
Un septénaire – polyptyque en sept tableaux
Le Septénaire se présente sous la forme de sept tableaux de 50x40cm. Ils sont accrochés sur environ 3m50 de mur, à hauteur de regard et l’un à la suite de l’autre de gauche à droite dans le sens de la lecture. J’ai reconstitué des cahiers d’écoliers et je les ai fixés sur un large rectangle de contre-collé blanc. Ils sont légèrement encaissés dans un cadre en chêne et protégés par un verre anti-reflet.
Le thème du Septénaire est la genèse de l’œuvre d’art. Par sa symbolique, le chiffre 7 permettait de représenter À la recherche du temps perdu comme une tentative de re-création du monde. L’ensemble renvoie aussi aux sept volumes du roman sans pour autant les illustrer. J’ai introduit les sept couleurs du spectre de façon discrète sur la tranche de couverture de chaque cahier. Les six premiers suivent une progression et évoquent le développement de la forme dans le temps long de l’écriture, de la page blanche à la maturité en passant par tous les tâtonnements. Ils amènent le septième qui traduit l’idée de l’accomplissement de l’artiste, de l’éternité de l’art, du Temps retrouvé.
La présence d’un élément médian donne un centre à la compo- sition, la renforce, et y introduit une notion de symétrie. Quant à la couleur, à l’exception des nuances fauve que j’ai données à certains des fragments, j’ai voulu mettre en valeur les spécificités toute simples du ticket de métro parisien actuel, avec la bande magnétique, le logo, les inscriptions et les traces laissées par son usage.
Une vie, une œuvre
séries de diptyques
Les diptyques se présentent chacun sous la forme de deux tableaux de 40x30cm. Les carnets manuscrits de Marcel Proust « reconstitués » sont fixés sur un rectangle de contre-collé blanc, légrement encaissés dans un cadre en chêne et protégés par un verre anti-reflet.
Comme dans le Septénaire, les séries que j’ai nommées Une vie, une œuvre sont des variations sur le thème de l’œuvre d’art dans son rapport avec la vie. Elles sont marquées par ma perception de l’unité profonde qui existe entre tous les aspects de la biographie de Proust et son œuvre.
J’ai voulu faire ressortir plus fortement le lien étroit qui unit Proust à la ville de Paris. Paris étant en quelque sorte la matière première de mes tableaux, j’ai fait avec les ressources du ticket de métro un petit inventaire des quartiers qu’il a connus et fréquentés et composé une « géographie proustienne » tout en continuant à mettre en regard la vie et l’œuvre, mais cette fois sous une forme binaire. L’accent est mis non plus sur le processus de création, mais sur la différence de nature entre la vie et l’œuvre, les deux se nourrissant pourtant l’un de l’autre dans un rapport de réciprocité. Pour représenter cette différence j’ai repris les motifs de la ligne, du cercle et du mouvement giratoire; la ligne pour le temps de la vie qui passe, le cercle pour l’œuvre d’art qui reste.
Ann Robinson, juillet 2022